L’alimentation, un enjeu stratégique en période de conflit armé.
L’alimentation, en tant qu’élément indispensable au développement physique et mental, revête un aspect essentiel de la vie de chaque être humain. Pourtant, selon la dernière évaluation de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) dans son rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde en date d’octobre 2012, l’alimentation manque à près de 870 millions de personnes, une grande partie d’entre elles vivant dans des États en proie aux guerres.
En effet, l’insécurité alimentaire trouve dans l’un de ses facteurs sinon le principal les conflits armés, comme le confirme un rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, lequel reprend une affirmation soutenue par le Comité International de la Croix-Rouge. De plus, l’alimentation revête plus que jamais en période de guerre un intérêt stratégique à l’encontre duquel les populations civiles sont trop souvent les seules à en subir les conséquences. Sans pour autant viser l’exhaustivité, procédons à un rapide état des lieux de la question.
RESSOURCES ALIMENTAIRES ET/OU AQUIFÈRES: SOURCES DE TENSIONS DANS CERTAINES PARTIES DU GLOBE.
L’exemple le plus caractéristique en terme de tensions relatives à la question des ressources alimentaires et/ou aquifères reste certainement le cas du fleuve Jourdain, au Proche-Orient. Prenant sa source au Liban, le Jourdain suit son cours au milieu des zones frontalières sous constante friction d’Israël, la Syrie, la Jordanie et la Cisjordanie avant de se jeter dans la Mer Morte. Le Jourdain, en tant qu’unique fleuve de la zone, est un atout aussi important que vital pour l’irrigation de la région. Dans un contexte déjà plus que houleux quant au partage des eaux sans qu’aucun accord régional de gestion commune n’existe à ce jour, la situation est rendue particulièrement explosive et alarmante s’agissant des conditions de vie des palestiniens, en raison de l’attitude de l’État d’Israël. En effet, en contrôlant toutes les ressources en eau disponibles en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, Israël exploite au maximum le Jourdain et 80% de ses eaux souterraines pour ses propres besoins, qu’il s’agisse d’irriguer ses plantations agricoles ou d’alimenter les piscines présentes dans les colonies juives.
La situation est telle qu’en 2009, Amnesty International avait tiré la sonnette d’alarme, en affirmant dans un rapport intitulé Troubled Waters – Palestinians Denied Fair Access To Water que la politique d’Israël en matière d’eau constitue en soi un véritable obstacle au développement d’un réseau d’eau efficace pour les palestiniens. Les palestiniens, lorsqu’ils ne sont tout simplement pas expulsés des terres fertiles bordant le Jourdain, sont contraints de se soumettre à une autorisation préalable, de toute évidence très difficile à obtenir, pour procéder au forage d’un puits. Le rapport de l’organisation précise à cet égard que, bien que l’OMS recommande l’utilisation de 100 litres d’eau par personne et par jour, les palestiniens n’ont accès qu’à 70 litres tandis que la consommation des israéliens s’élèverait à 300 litres par jour et par personne. Une telle politique n’est évidemment pas sans conséquence sur la sécurité alimentaire des palestiniens, et constitue, à l’instar de bien d’autres conflits dans le monde, l’un des rouages d’une stratégie visant à affaiblir une population pour contraindre ses représentants à obtempérer.
LA FAIM UTILISÉE COMME ARME DE GUERRE ET DÉGÂT COLLATÉRAL DES CONFLITS: LE CAS DE LA SECONDE GUERRE CIVILE SOUDANAISE (1985-2003).
En matière d’utilisation de l’alimentation en tant qu’arme de guerre, les exemples ne manquent malheureusement pas. L’histoire contemporaine de nombreux États est en effet particulièrement marquée par une succession de famines et de guerres, lesquelles mettent en exergue tous les enjeux que suppose un conflit armé et les liens qu’une telle situation entretient avec l’alimentation. Citons pêle-mêle les états de siège, dont le but est notamment de contraindre les populations à ne recevoir aucune aide alimentaire tel que cela s’est notamment illustré lors du conflit bosniaque au début des années 1990, la destruction des moyens de production et de procuration de l’alimentation comme en Somalie avec – entre autres – les cas d’empoisonnement des puits ou encore les multiples cas de pillages et d’utilisation de la technique de la terre brulée que l’on peut révéler de-ci de-là dans de nombreux conflits encore en cours.
La seconde guerre civile soudanaise (1983-2005) constitue certainement l’un des épisodes les plus parlants en la matière, en plus d’être l’un des plus tristes et sanglants de l’histoire du pays. Opposant le gouvernement central de Khartoum déjà assisté de milices janjawid (les « Diables cavaliers ») et l’Armée Populaire de Libération du Soudan (APLS) dans toute la région sud du pays, ce conflit est responsable du décès de près de deux millions de personnes, essentiellement des civils des suites d’insuffisances alimentaires prolongées causées par des famines successives. Quatre millions d’autres personnes ont également été contraintes aux déplacements forcés.
Les populations civiles sont en effet les principales victimes des conflits armés, comme le reconnaît la résolution 1265 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (1999). Premières victimes des effets de la guerre au travers des balles, explosions et autres exactions commises par les groupes armés, les populations civiles subissent également la guerre au travers de l’impact irrémédiable que celle-ci a sur la sécurité alimentaire de toute région qu’elle affecte. Barrages routiers ou routes détruites rendent cet impact visible ne serait-ce au moins sur le prix des denrées alimentaires ou sur les quantités disponibles de celles-ci.
Durant la période ayant secoué le Soudan dans le cadre de la seconde guerre civile, l’alimentation s’est révélée être un enjeu particulièrement central des belligérants au conflit, jusqu’à en devenir une arme et une méthode de combat. Bien que les forces de Khartoum et celles du APLS s’opposaient essentiellement sur les questions relatives à l’autonomie accordée à la région du sud et à l’application de la loi pénale islamique (charia), ces deux forces n’ont pas hésité à s’affronter sur le terrain de l’alimentation.
Les autorités gouvernementales ont ainsi essuyé de nombreux refus aux organismes humanitaires désirant agir dans les zones soumises aux rebellions, s’opposant même à déclarer l’état d’urgence malgré le niveau alarmant de l’insécurité alimentaire dans le pays. Les largages de l’aide alimentaire au dessus du Soudan du Sud ont été épisodiquement autorisés mais soumis à la condition que les avions cargo fassent escale à Khartoum, afin que les autorités procèdent à une inspection. Khartoum suspectait en effet les avions cargos humanitaires d’envoyer par la même occasion des armes à la région sécessionniste. Par certains aspects, notamment par la politique de la terre brulée, l’attitude du gouvernement central avait également pour objet de chasser les populations du sud du pays afin d’encourager les pasteurs du nord à prendre possession des terres, bien plus fertiles en amont du Nil. De plus, les forces gouvernementales comme les rebelles de l’APLS ont toutes deux eu recours à l’appropriation et autres pillages des denrées alimentaires, aux attaques contre les épisodiques convois humanitaires, au profit de leurs troupes plutôt qu’aux populations civiles. Réaction de cause à effet, ces pratiques ont eu pour conséquence d’accentuer l’aggravation de la situation humanitaire et a fortiori alimentaire, quand bien même des règles strictes relatives aux comportements autorisés et prohibés pendant un conflit armé existaient déjà.
LA FAIBLESSE DU DROIT FACE À CES MÉFAITS VIEUX COMME LA GUERRE.
En dépit des difficultés évidentes et inhérentes à la question de l’alimentation des populations en période de guerre, le droit s’efforce néanmoins de ne pas rester en retrait. Bien que le droit international humanitaire ne fasse aucune mention du droit à l’alimentation, plusieurs dispositions ont pour objet de garantir aux populations, même en temps de conflit, l’accès aux denrées alimentaires. Cette garantie s’illustre notamment par l’interdiction d’utiliser délibérément la famine contre les civils comme une méthode de combat, dans le cadre d’un conflit, qu’il soit international ou pas (Protocole additionnel 1 des Conventions de Genève de 1949, art. 54 par. 1 et 2; Protocole 2, art. 14). Le Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, adopté en 1998, prend également soin d’ériger une telle pratique au rang de crime de guerre (Art. 8, para. 2 b) xxv)) et de crime contre l’Humanité (Art. 7, par. 2 b).
La garantie de l’accès à l’alimentation par le droit international humanitaire est également mise en exergue en ce que les prisonniers de guerre et autres personnes civiles détenues ne doivent pas se voir refusé l’accès à des rations alimentaires régulières et suffisantes en quantité comme en qualité (Convention 3 de Genève, art. 26 ; Conv. 4, art. 89). Il en va de même pour l’acheminement des secours, notamment alimentaires qui, à destinations des populations civiles de quelque État en situation de conflit armé ne peut se voir être refusé, sous peine également de constituer un crime de guerre à l’aune du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale (Art. 8, para. 2 b) xxv)).
Au vu des cas historiques précédemment relevés, il reste évidemment possible de constater l’impuissance du Droit international humanitaire à constituer un rempart inébranlable contre la commission de telles infractions en matière de protection de l’accès à l’alimentation. Néanmoins, le droit essaie également tant bien que mal, après la commission de ces méfaits, à les panser au travers du mécanisme de la justice pénale internationale. Les exemples sont certes rares, et les chefs d’accusation ne portent pas exclusivement sur l’utilisation de la famine et de l’alimentation comme arme en période de guerre, mais des précédents existent.
Citons notamment l’une des plus caractéristiques de toutes les affaires, le procès de Slobodan Milosevic, poursuivi par le Tribunal International Spécial pour l’Ex-Yougoslavie pour génocide, crimes contre l’Humanité, infractions graves aux Conventions de Genève et violations des lois et coutumes de la guerre. En 1992, le Conseil de sécurité des Nations Unies avait fait part, dans sa résolution 787, de sa vive inquiétude quant à la situation alarmante dans laquelle se trouvait les populations musulmanes de Bosnie-Herzégovine. Il avait affirmé à cet égard que les personnes qui commettaient ou ordonnaient de commettre des actes constitutifs de violations du droit international humanitaire notamment en matière d’alimentation seraient tenues pour individuellement responsables. Bien que ce procès n’ait pu être mené à son terme, les chefs d’accusation relatifs au génocide et autres actes inhumains et dégradants portaient notamment sur la soumission délibérée « à des conditions de détention caractérisées [entre autres] par un régime de famine, une eau de boisson croupie (…) » des musulmans et croates de Bosnie et autres civils non serbes présents dans des camps de détention.
Face à la question de l’utilisation de l’alimentation et de la famine en tant qu’arme et méthode de combat, force est de constater que l’enjeu auquel se trouve confrontée la justice pénale internationale, réside bien dans la nécessité de surmonter, au moyen des instruments juridiques dont elle dispose déjà, les obstacles inhérent à sa jeunesse afin de sanctionner au mieux, efficacement et convenablement, une pratique de toute évidence vieille comme la guerre elle-même.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE est un projet bénévole, d’intérêt général et géré par une seule personne. Si son contenu entièrement gratuit vous plaît et que vous pensez qu’il mérite d’être soutenu, vous pouvez apporter votre soutien au travers de l’une des contributions proposées ci-dessous. Un énorme merci !
Soutenez Carnet de Bord – HUMANITAIRE sur Tipeee