Pourquoi meurt-on encore de faim au XXIème siècle ?
En 2015, les Nations Unies se sont données pour ambition d’éliminer la faim et la malnutrition sous toutes leurs formes d’ici 2030 au travers de ce qu’elles appellent les objectifs de développement durable. En effet, depuis les famines bibliques au temps de l’Antiquité jusqu’à la crise alimentaire qui frappe actuellement le Yémen et en passant par la grande famine qui a touché l’Europe entre 1314 et 1318 ou encore le Biafra en 1968, la faim dans le monde a toujours existé au point d’apparaitre comme une réalité inéluctable.
Pourtant, s’atteler au problème de la faim dans le monde est non seulement un enjeu moral, mais il s’agit aussi d’une nécessité pour préserver la paix et la stabilité socio-politique au niveau mondial. Effectivement, et ce depuis la nuit des temps, la faim est un élément qu’il convient de garder sous contrôle si on ne veut pas voir apparaitre des troubles difficilement maitrisables. Durant l’Antiquité par exemple, l’Empire romain l’avait parfaitement bien saisi, comme on peut le comprendre au travers de la célèbre formule « panem et circenses », par laquelle le poète satirique Juvénal critiquait la manière qu’avaient les empereurs de s’accorder la paix sociale et le calme politique en permettant au peuple d’avoir gratuitement accès à du pain et à des jeux pour se divertir.
D’autres toutefois non pas été aussi malins et n’ont par conséquent pas réussi à empêcher que se produisent des révolutions et des basculements de régimes aussi soudains qu’inattendus, comme ce fût le cas avec la Révolution française en 1789, qui a en grande partie été justifiée par la disette qui touchait le Royaume depuis plusieurs années. Plus récemment, c’est encore l’impossibilité de pouvoir se nourrir correctement corrélée à l’augmentation des prix alimentaires qui a contribué à l’émergence du Printemps arabe dès 2010 ou de la Révolution soudanaise qui a abouti au renversement d’Omar El-Béchir en 2019 après trente années passées au pouvoir.
LA FAIM DANS LE MONDE, QU’EST-CE QUE C’EST ?
Et pour cela, il faut remonter au Sommet mondial de l’alimentation de 1996, à l’occasion duquel la notion de sécurité alimentaire, autrement dit la situation dans laquelle une personne ne voit pas sa vie mise en danger à cause de la faim, a été définie au travers de trois critères cumulatifs. C’est-à-dire que pour qu’une personne ne souffre pas de la faim :
- Les denrées alimentaires doivent être disponibles en quantités suffisantes, soit grâce à une activité agricole, soit parce qu’elles existent sur les marchés.
- Ces denrées alimentaires doivent par ailleurs être accessibles socialement et économiquement, c’est-à-dire sans discrimination et à un prix abordable pour tous, sans interruption.
- Et enfin, les denrées alimentaires doivent être adaptées aux besoins nutritionnels de chacun.
Par conséquent, si l’un de ces critères venait à manquer, par exemple si une famille est trop pauvre pour subvenir à ses besoins alimentaires ou si un évènement climatique a détruit l’ensemble des récoltes d’une communauté, on parle alors automatiquement d’insécurité alimentaire. Et c’est l’insécurité alimentaire, selon le degré qu’elle atteint, qui est responsable de la malnutrition chronique et aigüe.
Pour mieux distinguer le degré d’insécurité alimentaire, les professionnels humanitaires utilisent depuis 2004 le « Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire », que l’on appelle aussi « IPC » pour « Integrated Food Security Phase Classification ». À l’aide d’indicateurs spécifiques, l’IPC analyse la sécurité alimentaire d’un contexte donné et classe les résultats selon une échelle constituée de cinq niveaux, qui va du niveau minimal d’insécurité alimentaire au niveau le plus extrême qui correspond aux situations de famine.
En effet, les famines, qui se caractérisent par « un état de pénurie alimentaire grave qui [s’étend] sur une longue durée et qui conduit à la mort des populations concernées » existent encore de nos jours et cela est d’autant plus grave que le nombre de personnes souffrant de la faim continue d’augmenter chaque année !
LA FAIM DANS LE MONDE PROGRESSE.
En effet, on estime aujourd’hui que 690 millions de personnes souffrent quotidiennement de la faim, ce qui représente pratiquement un individu sur dix dans le monde et la tendance est à l’augmentation depuis plusieurs années.
Et ce constat est d’autant plus alarmant que tous les facteurs sont réunis pour que le nombre de personnes souffrant de la faim continue d’augmenter dans les prochaines années. L’ONU estime ainsi que si la tendance actuelle n’est pas inversée, ce sont plus de 840 millions de personnes qui seront en situation d’insécurité alimentaire d’ici à 2030.
POURQUOI DES MILLIONS DE PERSONNES MEURENT-ELLES ENCORE DE FAIM DE NOS JOURS ?
Avant d’aller plus loin dans mes explications, je tiens tout de même à mettre un coup d’arrêt à cette affirmation selon laquelle ce serait parce que nous sommes trop nombreux sur la planète que nous n’arrivons pas à nourrir tout le monde. Il ne s’agit effectivement que d’une idée reçue, puisque les progrès techniques qui ont été réalisés depuis le XXème siècle ont permis d’atteindre un niveau de production agricole qui est aujourd’hui en mesure de nourrir l’ensemble de la population de la planète. Mais alors d’où vient réellement le problème ?
À cela s’ajoute aussi les effets du dérèglement climatique, que l’on observe d’ailleurs au travers de différentes manifestations. Par exemple, dans certaines régions du monde comme c’est le cas dans le sud de Madagascar, en Afrique de l’Est ou en Amérique centrale, la pluie se fait de plus en plus rare et contribue à l’apparition de sècheresses extrêmes. À l’inverse, on observe de plus en plus régulièrement des pluies destructrices comme c’est le cas au Bangladesh ou encore en Afrique australe tandis que le continent africain, le Moyen-Orient et le sud de l’Asie sont depuis 2020 frappés par les pires invasions de criquets ravageurs que ces régions ont connu depuis plusieurs décennies.
Dans tous les cas, les effets du dérèglement climatique contribuent inéluctablement à la baisse des rendements agricoles et à la destruction des récoltes, ce qui a pour effet collatéral d’augmenter les prix et de priver les populations à un accès durable à des denrées alimentaires. Rien qu’en 2019, 34 millions de personnes se sont ainsi retrouvées en situation de crise alimentaire suite à la survenance d’un ou de plusieurs phénomènes climatiques extrêmes, ce qui représente une hausse de 17% par rapport à 2018 !
Enfin, ce sont surtout les inégalités socio-économiques qui sont responsables de la faim dans le monde. Imaginez seulement… Dans un pays comme le Soudan du Sud, le prix d’un repas de base constitué d’un peu de riz avec des haricots représente 186 % du revenu moyen quotidien d’une personne. À titre de comparaison, si un habitant de la ville de New-York devait payer la même proportion de son salaire pour un repas de base, celui-ci coûterait 393 dollars !
L’insécurité alimentaire touche donc inévitablement les plus pauvres, non seulement parce qu’ils ne peuvent pas accéder à une alimentation saine et suffisante, mais aussi parce que la pauvreté est responsable d’inégalités en termes :
- d’accès à l’eau potable, ce qui favorise la propagation de maladies hydriques, principalement la diarrhée et d’autres infections intestinales qui réduisent la capacité du corps humain à absorber les nutriments des aliments,
- en termes d’accès à la santé, ce qui empêche de guérir des maladies responsables de la malnutrition,
- la pauvreté entrave également l’accès à la terre, et par conséquent les possibilités de cultiver et de produire des aliments soi-même,
- et il en est de même en termes d’accès à l’éducation, ce qui limite inévitablement les chances de trouver un emploi qualifié et donc de sortir de la pauvreté et du risque d’insécurité alimentaire.
L’IMPACT DE L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE SUR LES PERSONNES.
D’un point de vue purement physique, l’insécurité alimentaire est effectivement susceptible de provoquer trois types de troubles :
- La malnutrition aigüe tout d’abord, lorsqu’une personne souffre d’un apport alimentaire insuffisant de manière aussi soudaine qu’intense. Dans ce cas, le risque de mortalité est très élevé si la personne n’est pas soignée immédiatement.
- La malnutrition chronique, qui comme son nom l’indique est provoquée par des insuffisances nutritionnelles de façon chronique mais de faible proportion. Bien qu’elle ne soit pas mortelle, la malnutrition chronique provoque toutefois des retards de croissance chez les enfants.
- Et enfin il y a ce que l’on qualifie de carences en micronutriments. Et dans ce cas, on fait référence aux personnes qui ne disposent pas d’une alimentation variée. Car même si elles mangent suffisamment à leur faim, c’est-à-dire en quantité suffisante, le manque de diversité dans leur alimentation peut tout de même avoir des conséquences très négatives sur leur état nutritionnel.
Dans tous les cas, il faut retenir que la malnutrition limite la résistance aux maladies et entrave le développement des fonctions cognitives en particulier chez les plus jeunes. Mais l’insécurité alimentaire provoque également un trouble qui affecte l’état psychologique des personnes souffrant de la faim, comme nous l’explique Cécile Bizouerne :
La vulnérabilité psychologique dans laquelle se trouvent les personnes touchées par la faim est d’autant plus compréhensible que, comme on l’a vu plus tôt, l’insécurité alimentaire est surtout présente dans les pays et les régions exposées aux effets du dérèglement climatique, aux inégalités socio-économiques et aux conflits armés. Il s’agit par conséquent de contextes dans lesquels le risque de subir un ou plusieurs traumatismes est extrêmement élevé, avec pour conséquence d’affecter la capacité des personnes concernées à pouvoir se nourrir, de nourrir leur famille, et d’augmenter le risque de développer d’autres pathologies physiques et mentales.
LA LUTTE CONTRE L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE PAR LES ORGANISATIONS HUMANITAIRES.
Pour bien comprendre quels types de programmes les organisations humanitaires mettent en œuvre pour lutter contre l’insécurité alimentaire, prenons l’exemple d’une communauté vivant en bord de mer mais qui aurait tout perdu suite au passage d’un cyclone destructeur et qui ne serait plus en mesure de subvenir à ses besoins alimentaires.
Si à l’issue de l’évaluation des besoins qui aura été réalisée par les équipes humanitaires il est relevé la présence d’enfants souffrant de malnutrition aigüe, ce sont des activités de secours qui devront alors être mise en place en priorité. Dans ce cas, l’urgence est en effet de sauver la vie des enfants malnutris. Et pour ce faire, c’est une activité de supplémentation alimentaire qui peut être favorisée, comme avec les aliments thérapeutiques de type Plumpy’Nut qui permettent de soigner les enfants sous-alimentés dans un délai de 4 à 10 semaines. Et pour maximiser la réussite de ce type d’activité, il est tout aussi important d’y associer des mesures d’accompagnement auprès des parents :
Par ailleurs, si l’on détecte la présence d’enfants malnutris, cela signifie nécessairement que les adultes aussi ne sont pas en mesure de manger à leur faim. C’est pourquoi en parallèle à la réponse d’urgence sont mises en œuvre des activités de soutien, qui peuvent par exemple prendre la forme d’une distribution de denrées alimentaires pour les familles les plus vulnérables afin que leur état nutritionnel ne s’aggrave pas. Toutefois, si l’évaluation des besoins démontre qu’il existe un système de marché, que celui-ci est fonctionnel et que des denrées alimentaires y sont disponibles, il est plutôt recommandé de favoriser une assistance monétaire, de sorte que les familles puissent subvenir à leurs besoins alimentaires de manière autonome en s’approvisionnant directement auprès des commerçants locaux.
Enfin, il est indispensable que la réponse humanitaire ait un impact durable, et le meilleur moyen pour y parvenir est de redonner à la communauté la capacité de subvenir à ses besoins. Et c’est au travers d’activités dites de relance et de renforcement des moyens d’existence que cela peut s’effectuer :
Pour en revenir notre exemple précédent, si la communauté aidée est composée de familles disposant d’un accès à la terre, il est dans ce cas possible d’effectuer une distribution de semences agricoles et d’outils, accompagnée d’une formation aux pratiques de cultures durables afin que ces familles puissent retrouver une autonomie alimentaire et éventuellement parvenir à tirer un revenu de leur activité agricole. Et pour les familles qui en revanche ne disposent pas d’un accès à la terre, on peut dans ce cas soutenir la création ou la relance d’activités économiques. Si la communauté compte plusieurs pécheurs par exemple, on peut alors contribuer à la reprise de leur activité économique en créant une activité de rénovation de leurs bateaux associée à une distribution de nouveaux outils de pêche.
En parallèle, il est également possible d’envisager des activités de type « cash for work », dont le but est d’employer plusieurs personnes issues de la communauté afin de construire ou de rénover des infrastructures publiques afin que cela puisse bénéficier à l’ensemble dans la communauté. Et dans l’exemple qui nous intéresse, il peut être question de construire une digue destinée à protéger le village afin de réduire le risque d’inondation et de destruction des cultures causé par la montée du niveau de la mer si un nouveau cyclone venait à se produire.
Dans tous les cas, il est important de comprendre que les organisations humanitaires envisagent toujours la réponse à une problématique de manière globale et ne se limitent généralement pas qu’à un seul axe de réponse.
Ainsi, les organisations humanitaires peuvent par exemple mettre en œuvre des activités destinées à améliorer les conditions sanitaires et d’hygiène, qui permettront de cette manière de limiter la propagation de maladies hydriques et donc de mieux lutter contre la malnutrition. Et comme on l’a mentionné précédemment, intégrer des activités d’accompagnement en santé mentale est tout aussi important pour lutter contre l’insécurité alimentaire :
Et avec 690 millions de personnes dans le monde qui souffrent de la faim, on peut dire que la lutte contre l’insécurité alimentaire est un travail de titans qui d’ailleurs ne repose pas seulement sur les épaules des organisations humanitaires. L’éradication de la faim dans le monde est pourtant bel et bien possible, mais cela demande un véritable effort collectif !
ÉRADIQUER LA FAIM DANS LE MONDE, C’EST POSSIBLE ?
Pour Cyril Lekiefs, c’est en premier lieu sur la détection des risques de crises alimentaires qu’il faut agir pour mieux lutter contre l’insécurité alimentaire, mais aussi sur la réactivité des financeurs de l’aide humanitaire :
Et au-delà de l’attention fournie à la réponse d’urgence aux crises humanitaires existantes, il est tout aussi essentiel d’accorder plus d’importance à l’aide au développement. Pour rappel, l’aide au développement se concentre sur les causes qui empêchent le développement économique et social d’un groupe de population. Autrement dit, l’objectif de l’aide au développement est plutôt de lutter contre la pauvreté qui, comme on l’a vu plus tôt, est l’une, si ce n’est pas la principale cause de l’insécurité alimentaire dans le monde aujourd’hui. Mais malheureusement, force est de constater que l’aide au développement reste considérée comme le parent pauvre de la solidarité internationale.
Ainsi, ce sont déjà 161,2 milliards de dollars qui ont été consacrés à l’aide au développement en 2020. Mais pour réussir à éliminer complètement la faim d’ici 2030, il faudrait investir 14 milliards de dollars de plus par an en moyenne dans l’aide au développement selon ce qu’affirme un rapport publié par le collectif de recherches Ceres2030. Toutefois, au regard de la situation économique mondiale et de l’impact actuel et futur de la pandémie de Covid-19 sur celle-ci, il semble très peu probable que la communauté internationale et les États donateurs consentent à augmenter leurs contributions.
Et pourtant, notons également qu’en 2020, le montant des dépenses militaires dans le monde s’est élevé à 1981 milliards de dollars, soit douze fois plus que le montant accordé à l’aide au développement la même année ! De là à dire que l’incapacité à résoudre le problème de la faim dans le monde est en réalité liée à une absence de volonté politique, il n’y a qu’un pas. On l’a vu en introduction, la sécurité alimentaire a de tout temps été un gage de paix et de stabilité socio-politique, mais nous conclurons que face au jeu des grandes puissances mondiales, les affamés ne représentent évidemment que peu d’intérêt.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE est un projet bénévole, d’intérêt général et géré par une seule personne. Si son contenu entièrement gratuit vous plaît et que vous pensez qu’il mérite d’être soutenu, vous pouvez apporter votre soutien au travers de l’une des contributions proposées ci-dessous. Un énorme merci !
Soutenez Carnet de Bord – HUMANITAIRE sur Tipeee