« Les acteurs humanitaires ont une exemplarité à donner en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre. »
Partout sur la planète, la fréquence et l’intensité des évènements météorologiques extrêmes sont en constante augmentation. Ce sont les manifestations du dérèglement climatique, et celui-ci pose un défi de plus en plus important au monde humanitaire, dont l’empreinte environnementale est aujourd’hui remise en question.
Afin de comprendre tous les enjeux qui entourent les conséquences du dérèglement climatique sur le secteur humanitaire, Carnet de Bord – HUMANITAIRE est allé interviewer Véronique DE GEOFFROY, Directrice du Groupe URD.
Le Groupe URD est un think-tank indépendant fondé en 1993, spécialisé dans l’analyse des pratiques et le développement de politiques pour l’action humanitaire et la gestion des fragilités.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : On a pendant longtemps considéré – à tort – que les conséquences du dérèglement climatique (montée des eaux, multiplication des phénomènes cycloniques, sécheresses extrêmes…) impacteraient surtout les pays les moins développés. L’actualité très récente avec les inondations destructrices et meurtrières que l’on a vues en Belgique et en Allemagne notamment nous ont toutefois prouvé le contraire.
Par conséquent, si les pays les plus riches doivent également consacrer une part de leur budget à la lutte contre le dérèglement climatique au niveau national (pour la reconstruction et les efforts de transition vers une société plus écologique par exemple), n’existe-il pas un risque d’observer dans un avenir relativement proche une diminution des ressources de l’aide humanitaire, ces dernières étant habituellement attribuées par ces pays les plus riches ? Quel est votre opinion à ce sujet ?
Véronique DE GEOFFROY, Directrice du Groupe URD : En effet, le dérèglement climatique est un phénomène mondial qui va impacter tous les pays. Comme vous l’avez rappelé il y a eu les inondations en Allemagne et en Belgique, mais une semaine avant c’était les vagues de chaleur au Canada. C’est bien la preuve que c’est l’ensemble de la planète qui va être impacté très durement par le réchauffement climatique.
Évidemment, les pays les plus fragiles qui ont une moindre capacité de réponse ont une double peine puisque ce sont finalement ceux qui ont le moins contribué aux émissions de gaz à effet de serre qui paieront le prix lourd. Mais les États développés vont également se trouver avec des besoins domestiques. Et le meilleur exemple, c’est le Covid puisque c’est une crise d’ampleur mondiale et systémique qui touche l’ensemble des pays dans leur organisation sociale et économique. Et effectivement, les États aujourd’hui font face à une crise économique. Alors on a mis tout ce qu’il fallait pour faire tenir les économies des pays développés mais des réductions budgétaires ont eu lieu, comme c’est le cas par exemple en Grande-Bretagne où il y a eu 30% de coupe sur l’aide humanitaire internationale, c’est énorme. Il y a aussi certaines grandes institutions comme la Croix-Rouge Internationale qui voit son budget stagner voire diminuer alors qu’il avait énormément augmenté par le passé .
Ce qui est très angoissant et problématique, c’est que les besoins humanitaires ont augmenté à cause du Covid . Et si l’on se projette dans l’avenir et que l’on retranscrit ces paradigmes-là pour la question du dérèglement climatique, on se retrouve face à une explosion des besoins dans les pays fragiles mais aussi dans les économies dites développées, c’est-à-dire des enjeux de prise en charge des besoins domestiques en même temps qu’il y a une explosion des besoins au niveau international. D’ailleurs, le rapport annuel du Global Humanitarian Assessment démontre qu’il y a eu en 2020 un écart sans précédent entre les besoins humanitaires et la capacité de financement. Et pour moi, c’est vraiment à l’image de l’avenir.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : En considérant que face à l’urgence climatique, les acteurs humanitaires tiendront toujours un rôle de premier plan en matière de réponse dans les pays les plus exposés aux catastrophes, n’est-ce également pas pour cette raison que les États et les responsables politiques font preuve d’un tel attentisme ? Autrement dit, les États n’auraient-il pas, in fine, tendance à trop se reposer sur les acteurs humanitaires pour répondre aux conséquences de la crise climatique ?
Véronique DE GEOFFROY : Je ne pense pas que les États se reposent réellement sur les ONG internationale pour penser la réponse aux conséquences du dérèglement climatique. Ce que l’on constate au niveau des différents États qui sont à la fois à risque mais qui ont des capacités d’investissement et d’organisation, c’est qu’ils investissent assez massivement sur leur système de sécurité civile, leur système d’alerte, les mécanismes d’assurance, etc… C’est le cas dans certains pays d’Asie du Sud-Est où l’on observe une meilleure préparation, une meilleure anticipation des crises et des risques avec un investissement assez massif dans les capacités de réponses au niveau national voire au niveau local et dans certains cas au niveau régional comme avec l’ASEAN.
En Europe, la tendance est inverse. La preuve a été faite récemment en Allemagne, et dans la vallée de la Roya l’année dernière avec la tempête Alex. Il faut qu’il y ait un investissement beaucoup plus massif dans la préparation aux risques et que ça se fasse non pas de façon centralisée mais au niveau des territoires puisque chaque territoire est soumis à des risques particuliers. Je pense également qu’il faudrait davantage impliquer les citoyens et les organisations locales, les réseaux locaux, les mouvements de solidarité et de proximité, c’est-à-dire impliquer l’ensemble des acteurs en présence sur un territoire donné.
Pour en revenir à votre question, les acteurs humanitaires ont peut-être un rôle à jouer en ce sens. Ils pourraient participer à la prise de conscience des risques sur un territoire donné, travailler à la fabrique sociale pour la gestion de ces risques au niveau local dans un maillage entre les municipalités, la sécurité civile, les organisations de la société civile, les mouvements de jeunes, les entreprises. Ils peuvent également apporter une meilleure analyse des risques, une meilleure préparation, et une capacité de réponse avec les acteurs qui sont sur le territoire pour se préparer et les soutenir quand une crise survient. C’est vraiment la diversité des capacités de réponse locales sur un territoire donné qui donne la capacité de réponse et de gestion d’une crise quand elle survient.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : On entend très peu parler dans les médias traditionnels – pour ne pas dire jamais – de l’empreinte environnementale des projets de solidarité internationale, l’attention étant davantage portée sur des questions telle que la réduction de l’impact environnemental du trafic aérien par exemple.
Pourtant, la continuité des opérations humanitaires repose en partie sur le transport aérien. Alors cela suffit-il pour affirmer que la solidarité internationale est également un secteur polluant, que ce soit en termes de transport aérien ou d’autre chose ?
Véronique DE GEOFFROY : Je pense que le secteur de la solidarité est un secteur polluant comme tous les autres secteurs si des mesures de prévention et de gestion ne sont pas prises. Il y a certes l’avion, mais plus globalement c’est tout le fret, l’énergie qui est utilisée dans les programmes, le cycle de production des items qui sont distribués qui sont sources de pollution. Je cite quelques exemples : Est-ce que le riz distribué a été produit de l’autre côté de la planète ? Et dans quelles conditions ? Est-ce que l’huile de palme qui est distribuée a contribué à la déforestation de certaines forêts ? D’où proviennent les biens de première nécessité ? Ont-ils été produits en Chine et envoyés par fret aérien ?
Il y a donc énormément de paramètres à prendre en compte lorsque l’on calcule l’empreinte environnementale de l’aide. Et au final, on se rend compte que l’avion n’est pas le facteur le plus polluant. De plus, l’humanitaire reste un secteur dont l’impact environnemental est relativement anecdotique par rapport aux grosses industries.
Malgré tout, même si on en entend peu parler dans la presse publique, il y a une vraie prise de conscience aujourd’hui dans le secteur de l’aide internationale et des acteurs humanitaires. Une déclaration a été publiée en fin d’année 2020 par un groupe d’ONG humanitaires françaises avec des engagements très forts de réduction de 50% des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030. Une charte sur la question de l’empreinte environnementale de l’aide a également été écrite sous l’impulsion du Mouvement de la Croix-Rouge. Et au sein du Groupe URD, nous animons un réseau d’acteurs humanitaires qui depuis plus de dix ans réfléchit à son empreinte environnementale donc c’est dire s’il y a une prise de conscience et une mobilisation chez les acteurs humanitaires.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Au regard de la situation actuelle et de la problématique climatique de plus en plus centrale, est-il correct d’affirmer que les acteurs humanitaires sont de plus en plus soumis à un principe de « do no harm environnemental », de sorte que toute action humanitaire est soumise à l’obligation de limiter au maximum son impact négatif sur l’environnement ?
Véronique DE GEOFFROY : Tout à fait, et c’était d’ailleurs déjà le cas avec la Norme Humanitaire Fondamentale de 2014 qui mentionne le principe de ne pas nuire et l’environnement. Mais ce n’était peut-être pas assez explicite et probablement à renforcer.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Cette prise en considération de la problématique environnementale n’est-elle pas susceptible, dans le même temps, de nuire à l’impératif humanitaire (principe selon lequel la priorité reste de fournir aussi rapidement que possible de l’aide aux populations vulnérables, quelques soient les moyens engagés) ?
Véronique DE GEOFFROY, Directrice du Groupe URD : Je ne pense pas. Le vrai sujet selon moi, c’est « comment on intervient » et là je pense qu’il y a vraiment un enjeu à réfléchir. À nouveau, il faut investir massivement dans la préparation au niveau local pour avoir plus d’acteurs locaux en capacité de réponse, et investir également dans des capacités de production d’un certain nombre d’items nécessaires à l’aide humanitaire au niveau local ou régional pour éviter d’avoir à les importer de Chine.
Tout ça nous invite à réfléchir à ce fameux nexus humanitaire-développement. C’est-à-dire que ces questions doivent être posées bien en amont, ce qui suppose que les acteurs du développement doivent aussi être mieux préparés et participer à cette réflexion en amont des crises.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Comment les acteurs humanitaires peuvent-ils donc réduire leur empreinte écologique, sans que cela réduise non seulement leur capacité, mais aussi leur réactivité à répondre aux besoins ?
Cela semble en effet être un défi particulièrement compliqué à relever pour les ONG urgentistes qui reposent sur une chaîne d’approvisionnement et des moyens logistiques conséquents, et qui peuvent donc, au premier abord, difficilement se permettre de faire des compromis, même en faveur de l’environnement.
Véronique DE GEOFFROY : Effectivement, il peut y avoir des achats plus durables, plus locaux. Plutôt que de distribuer de la nourriture dans des contenants en plastique et générer des tas de déchets, il faudrait envisager l’usage de contenants en fer et réutilisables. Il s’agit d’un changement de pratiques semblable à celui que nous avons fait dans notre quotidien et au travers duquel nous avons réalisé qu’il est possible de faire différemment.
Certaines organisations travaillent aussi sur du low-tech, c’est-à-dire qu’elles réparent et réutilisent au lieu de jeter. Si les ressources sont effectivement amenées à se réduire et qu’il faut faire bien plus attention à notre empreinte environnementale, alors il y a peut-être des choses à réfléchir de cet ordre-là, par exemple dans un camp de réfugiés et les autres situations humanitaires.
Cette réflexion a mis beaucoup de temps à venir chez les acteurs humanitaires. Pendant longtemps, ils ont pensé – et c’est vrai pour partie – que ces enjeux-là étaient des enjeux à longs termes, supposant que c’était nécessairement les acteurs du développement qui étaient en charge de réfléchir à tout ça. Et que les acteurs humanitaires n’étaient que des pompiers, qu’on ne pouvait pas leur demander également de réfléchir à ces enjeux-là. Le problème, c’est que la plupart des crises durent dans le temps, donc en réalité, le coté pompier qui n’intervient que dans une urgence extrême n’est plus tellement représentatif de la réalité de l’aide humanitaire.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : La communauté humanitaire est un témoin de premier plan vis-à-vis des conséquences du dérèglement climatique sur le terrain. Par conséquent, pensez-vous que celle-ci devrait davantage se positionner en tant que lanceur d’alerte voire tout simplement prendre activement position sur ce sujet ?
Véronique DE GEOFFROY : Je pense que dans certains cas cette prise de position a déjà lieu. Pas toujours de façon publique, mais elle a bien lieu dans certains espaces de dialogue et de négociation. En fin d’année dernière lors de la Conférence Nationale Humanitaire, il y avait par exemple tout un groupe de travail paritaire, entre le Ministère des Affaires Étrangères, d’autres ministères et les acteurs humanitaires pour réfléchir sur l’action humanitaire et le climat. Ces prises de position ne sont donc pas forcément visibles et pas toujours médiatiques, mais cela dépend aussi des organisations. Certains ont des mandats diversifiés comme Oxfam, qui est l’une des parties engagées dans l’Affaire du siècle en étant à la fois acteur humanitaire et acteur du développement.
À vrai dire, cette prise de position est relativement nouvelle. Il y a une prise de conscience depuis environ deux ans, depuis que l’on voit les effets du changement climatique sur les crises, sur les terrains humanitaires, que ça s’accélère et que l’on est également concerné en tant qu’acteur humanitaire. Et on revient à se demander jusqu’où les moyens pourront suivre les besoins ? Il y a aussi eu une prise de conscience de la responsabilité des acteurs humanitaires de s’interroger sur leur mode d’action pour la réduction de leur empreinte environnementale et ça recoupe du coup tous les enjeux liés à la localisation de l’aide, le rôle donné aux acteurs locaux versus le rôle des acteurs internationaux.
Pour en revenir à votre question, je pense que oui, les acteurs humanitaires devraient devenir des lanceurs d’alerte. Notamment sur cette notion de justice climatique. Sans ça, j’ai peur que l’on observe petit à petit une réduction de la solidarité internationale. On voit bien qu’il y a des États qui se referment sur leurs enjeux nationaux, beaucoup d’entre eux sont à risque de voir arriver au pouvoir des autorités et des élus qui vont vraiment privilégier « la Corrèze plutôt que le Zambèze » pour des raisons idéologiques.
Les acteurs humanitaires qui sont déjà auprès des populations impactées aujourd’hui par le changement climatique se doivent de tirer la sonnette d’alarme, être présents pour rappeler que l’on a une responsabilité largement partagée sur cette planète où tout est globalisé, y compris ce problème.
Il faut également renforcer les liens entre les acteurs du développement, qui eux peuvent réfléchir bien en amont des crises dans l’anticipation et la préparation, et les acteurs humanitaires. Les acteurs humanitaires sont en effet ceux qui ont le plus conscience des enjeux de préparation aux crises, mais ils ne se trouvent pas sur les terrains d’avant-crise, c’est pourquoi il y a vraiment un enjeu à retisser du lien avec les acteurs du développement.
Et puis il faudrait certainement se reconnecter avec les mouvements de jeunes qui sont engagés sur les questions climatiques. Il n’y a effectivement quasiment pas de connexion entre ces mouvements et les institutions humanitaires ou de développement alors que les enjeux sont croisés. Si on arrivait à réengager les organisations dites classiques dans ces combats pour la survie de l’humanité – n’ayons pas peur des mots – il y aurait une force démultipliée. On a une responsabilité en tant qu’acteur humanitaire à participer à ces réflexions, à soutenir ces mouvements de jeunes et peut-être pouvoir mieux connecter les acteurs étatiques, les organisations au niveau local, les ONG de développement, les jeunes engagés sur les questions climatiques. Il y aurait vraiment quelque chose de puissant à réfléchir pour se préparer collectivement à ce qui est en train d’advenir.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Vous avez raison. Je le vois notamment au travers de Carnet de Bord – HUMANITAIRE, les jeunes sont particulièrement intéressés par la question climatique, mais aussi par la thématique de la solidarité internationale. On observe un véritable appel qu’il serait effectivement bon de prendre en considération.
Véronique DE GEOFFROY : Absolument ! Et pourtant, les grandes ONG humanitaires d’aujourd’hui étaient à leur origine composées de jeunes mobilisés pour les enjeux de solidarité, de lutte contre l’injustice. Au fil du temps, elles se sont institutionnalisées, et ce secteur s’est tellement professionnalisé qu’il en a oublié le sens premier de l’engagement collectif. Mais je pense que ça reviendra. Le secteur humanitaire est au pied du mur et doit se transformer, et sa transformation passera vers plus d’anticipation, plus de local, une reconnexion avec des enjeux de survie et de justice, et peut-être, en tout cas je l’espère, plus de connexion avec la jeunesse que ce soit dans les pays développés mais aussi dans les États en développement où la jeunesse est aussi extrêmement mobilisée sur les enjeux de préservation de l’environnement.
Carnet de Bord – HUMANITAIRE tient très sincèrement à remercier Véronique DE GEOFFROY du Groupe URD pour non seulement avoir rendu cet interview possible, mais également pour la précision et les détails de ces réponses.
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Note : Ce billet est une retranscription écrite d’une interview enregistrée le 21 juillet 2021.
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