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« Encore aujourd’hui, il existe des contextes où l’on ne trouve que deux psychologues dans tout le pays »

« Encore aujourd’hui, il existe des contextes où l’on ne trouve que deux psychologues dans tout le pays »

Lorsque l’on fait référence à l’insécurité alimentaire, on pense très souvent à l’impact physique de celle-ci, notamment au travers des formes de malnutrition dont elle est responsable. Toutefois, l’insécurité alimentaire provoque également des troubles qui affectent l’état psychologique des personnes qui souffrent de la faim.

Afin d’en apprendre davantage à ce sujet et mettre en lumière cette facette méconnue de l’insécurité alimentaire, Carnet de Bord – HUMANITAIRE a rencontré Cécile BIZOUERNE, Psychologue et Référente en Santé Mentale et Pratiques de Soins pour Action Contre la Faim.


ACTION CONTRE LA FAIM lutte depuis 1979 contre la faim dans le monde. Sa mission est de sauver des vies en éliminant la faim par la prévention, la détection et le traitement de la sous-nutrition, en particulier pendant et après les situations d’urgence liées aux conflits et aux catastrophes naturelles.


Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Lorsque l’on fait référence à l’insécurité alimentaire, on pense très rapidement à l’impact physique que celle-ci peut avoir sur les personnes concernées (perte de poids, apathie, surexposition aux maladie etc…). Pourtant, l’insécurité alimentaire a certainement des effets sur la santé mentale, pouvez-vous à ce titre m’expliquer quels sont-ils ?

Cécile BIZOUERNE, Psychologue et Référente en Santé Mentale et Pratiques de Soins pour Action Contre la Faim :  Ce que l’on observe sur le terrain, c’est qu’être en insécurité alimentaire signifie être en insécurité pour savoir quoi manger tout simplement. Ça mène à une situation où très rapidement les personnes entrent dans un système de survie et de difficulté à se projeter, à pouvoir imaginer à plus d’un ou trois jours ce qui va leur arriver.

Cela les expose aussi à des risques d’abus. Effectivement, être en situation d’insécurité alimentaire signifie aussi que les personnes sont potentiellement en situation de dépendance ou d’assujettissement, soit parce qu’elles sont obligées d’avoir des rapports sexuels pour se nourrir, mais aussi plus simplement d’avoir à accepter des choses qu’elles ne souhaiteraient pas faire pour obtenir soit de l’argent, soit de quoi se nourrir. 

De plus, lorsque le rôle social de certaines personnes au sein d’une population est de nourrir leur famille, le fait de ne pas y arriver entraine souvent une perte de confiance en soi, d’estime de soi. On retrouve également des risques d’alcoolisme et d’addiction qui sont assez fréquemment observés

Certaines carences en micronutriments entrainent également des troubles psychologiques. En Afghanistan par exemple, beaucoup de femmes avaient développé des goitres – qui sont liés à des carences en iode qui créent également un risque de crétinisme sur les enfants. Lorsqu’il y a des cas de malnutrition, notamment sévère aigüe, cela affecte aussi le développement infantile avec des retards de croissance et des retards de développement qui affectent les capacités scolaires et du coup l’aptitude à trouver un emploi, à plus long terme. 

Carnet de Bord – HUMANITAIRE : En tant qu’experte en santé mentale, pouvez-vous nous en dire plus sur la relation qu’entretient l’insécurité alimentaire avec la santé mentale ? Pour le dire autrement, par quels facteurs, pour quelles raisons l’insécurité alimentaire a-t-elle des effets sur la santé des mentale des personnes ?

Cécile BIZOUERNE : Il y a des effets physiologiques et neurologiques en cas de carences. En cas de carence en iode par exemple, cela implique un risque de crétinisme chez l’enfant. Il faut aussi parler de ce qu’il se passe lorsque l’on a faim. 

Être en situation de demande, en situation de ne pas pouvoir subvenir soi-même à ses besoins, en situation d’inquiétude permanente si l’on va pouvoir se nourrir ou nourrir sa famille, tout cela fait partie des facteurs qui jouent fortement sur la santé mentale.

Cécile BIZOUERNE, Psychologue et Référente en Santé Mentale et Pratiques de Soins pour Action Contre la Faim

En général, lorsque l’on ne mange pas à sa faim, il y a aussi une fatigabilité, des problèmes de santé majeurs qui se rajoutent et affectent la santé mentale. Tous ces éléments-là sont des facteurs qui ont des effets sur la santé mentale, parce que l’on n’arrive pas à remplir son rôle, mais aussi parce que l’on est sans arrêt fatigué, parce que l’on a l’impression de ne pas y arriver.

Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Dans les contextes d’intervention humanitaires, toutes les personnes sont-elles exposées de la même manière aux risques que représente l’insécurité alimentaire sur la santé mentale, ou bien certaines catégories de personnes y sont-elles plus exposées que d’autres, comme les femmes ou les enfants par exemple ?

Cécile BIZOUERNE : Il s’agit d’une question difficile. Effectivement, on a tendance à dire que les femmes et les enfants sont plus exposés. C’est ce que l’on note, parce que c’est en grande partie lié à un rapport de domination. Il existe en effet des variations culturelles, des tabous alimentaires, des choses accessibles dans certaines régions mais qui ne doivent pas être mangées ou données aux enfants, ou encore l’interdiction d’allaiter un enfant si la mère est retombée enceinte car le lait est considéré comme réservé pour l’enfant suivant. 

Il y a aussi des variabilités culturelles en termes d’ordre lors d’un repas, c’est-à-dire qui mange en premier. Dans beaucoup de pays, c’est l’homme ou la personne qui travaille qui mange en premier et la femme en dernier. Il arrive aussi que cela se produise en fonction des classes sociales entre ceux qui dominent et ceux qui ont plus ou moins de pouvoir.

Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Quelles sont les stratégies mises en œuvre par Action Contre la Faim en matière de santé mentale dans le cadre de ses activités en sécurité alimentaire et moyens d’existence ? Avez-vous un exemple concret lié à l’un des terrains d’intervention de l’organisation ?

Cécile BIZOUERNE : Dans le cadre de nos activités en nutrition et sécurité alimentaire, on travaille beaucoup avec les familles, les femmes enceintes et les très jeunes enfants, notamment parce que les très jeunes enfants sont les plus touchés par la malnutrition sévère aigüe. En santé mentale plus particulièrement, on travaille autant sur les aspects de prévention que de prise en charge. En prévention par exemple, on travaille sur toutes les questions de la prise en charge et de la dépression maternelle. 

Selon les contextes, la dépression maternelle touche entre 15 et 20% des femmes qui sont enceintes. 

Cécile BIZOUERNE, Psychologue et Référente en Santé Mentale et Pratiques de Soins pour Action Contre la Faim

Et la capacité des donneurs de soin à s’occuper des enfants est directement affectée lorsqu’ils sont touchés par la dépression. Donc le fait de travailler et d’accompagner les familles avec de très jeunes enfants autour de la dépression permet de limiter et de prévenir le risque de malnutrition chez l’enfant. Ce sont des activités que l’on peut faire en groupe, que l’on fait au sein des centres de santé. Et dans le même temps, on travaille sur tous les besoins de l’enfant et la relation parent-enfant.

On travaille aussi sur des programmes de sécurité alimentaire plus classiques, avec des activités génératrices de revenu ou des coupons. À partir de là, on identifie au sein des participants à ces programmes les personnes qui ont le plus besoin de soutien psychologique, notamment à la suite d’un trauma par exemple. On crée donc des programmes combinés où l’on travaille avec d’un côté le renforcement économique ou d’autres projets de sécurité alimentaire, et d’un autre coté on travaille sur l’estime de soi, le traitement de la dépression et des traumas, pour que les personnes retrouvent un meilleur fonctionnement au quotidien en même temps qu’elles retrouvent soit un accès à l’alimentation, soit un accès à un meilleur pouvoir économique.

Carnet de Bord – HUMANITAIRE : Sur vos terrains d’intervention, la mise en œuvre des interventions en santé mentale et soutien psychosocial fait-elle face des challenges ou des difficultés particulières ?

Cécile BIZOUERNE : Une des premières difficultés est de parvenir à valoriser toutes les activités de santé mentale et psycho-sociales et de montrer leur importance, même si cela est en train de changer depuis les deux dernières années.

Une deuxième difficulté concerne le stigma autour de ces services en santé mentale, par les usagers eux-mêmes. C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de pays – y compris en France d’ailleurs – où aller voir un psychologue peut être connoté négativement. C’est la raison pour laquelle beaucoup de programmes d’Action Contre la Faim sur place ne sont pas forcément nommés comme du soutien psychologique en tant que tel. Cela facilite nos interventions dans beaucoup de projets.

Une troisième difficulté est relative aux ressources humaines dans les pays dans lesquels nous intervenons. On intervient beaucoup avec des équipes nationales, mais encore aujourd’hui, il existe des contextes où l’on ne trouve que deux psychologues dans tout le pays. Il faut donc trouver des façons de travailler en santé mentale et proposer du soutien psycho-social en faisant monter en compétence les personnes qui sont sur place.


Carnet de Bord – HUMANITAIRE tient très sincèrement à remercier Cécile BIZOUERNE et Mathieu FORTOUL d’ACTION CONTRE LA FAIM pour non seulement avoir rendu cet interview possible, mais également pour la précision et les détails de ces réponses.

Pour en savoir plus sur les activités d’ACTION CONTRE LA FAIMcliquez ici ⬅️.

Note : Ce billet est une retranscription écrite d’une interview enregistrée le 15 avril 2021.


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