Le cercle vicieux de la faim (2) : Un instrument de contrôle.
Les Printemps arabes de 2011, les émeutes de la faim en 2008 ou encore la Révolution française de 1789 sont autant d’évènements déclenchés par l’insécurité alimentaire qui touchaient les populations civiles. Il s’agit d’évènements caractéristiques qui démontrent que les crises alimentaires constituent un vecteur réel d’instabilités sociopolitiques.
« Il existe de nombreux cas de crises alimentaires volontairement issues du fait de l’Homme »
Toutefois, certaines crises alimentaires ne seraient-elles pas, dans certains cas, un fait délibéré visant à exercer un contrôle sur une population ciblée, voire un État ? La réponse est évidemment positive, puisqu’il existe de nombreux cas de crises alimentaires volontairement issues du fait de l’Homme, dans le but, pour la majorité d’entre elles, que puisse s’exercer une relation de contrôle à l’encontre d’un groupe de civils ou de l’ensemble de la population d’un État.
Ces crises alimentaires à des fins de contrôle sont généralement le fruit de manœuvres militaires. Classées en quatre catégories différentes, ces manœuvres militaires ne sont pas nécessairement mises en œuvre dans un contexte de conflit armé :
- Les sièges militaires : Cette pratique a pour stratégie d’affaiblir une position ennemie – par exemple une ville sous son contrôle – en limitant au maximum les possibilités d’échange avec l’extérieur. À ce titre, il peut s’agir par exemple de mettre fin au circuit de ravitaillement de la ville afin de contraindre l’adversaire à une situation d’insécurité alimentaire dont la seule issue serait l’abdication, quitte à faire fi des troubles qui peuvent découler d’une telle stratégie (malnutrition, décès des personnes les plus vulnérables…).
L’Histoire contemporaine compte plusieurs exemples dramatiques. Le siège de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) de 1992 mené par les forces serbes a, pendant près de quatre ans, empêché tout ravitaillement en nourriture et médicaments et ira jusqu’à provoquer la mort de plusieurs milliers de civils (1). Plus récemment, le conflit syrien a eu son lot de sièges militaires, notamment à Madaya (Syrie), lequel a été mis en œuvre par l’armée loyaliste syrienne en n’autorisant que très sporadiquement l’aide humanitaire à destination de la population assiégée (2).
« Les décisions du Conseil de Sécurité peuvent avoir un impact catastrophique à l’encontre de la population sans pour autant parvenir à contraindre l’État et ses dirigeants visés »
- Les embargos : Reprenant l’idée de limiter au maximum les échanges d’une zone donnée avec l’extérieur, les embargos se démarquent des sièges militaires puisqu’il s’agit de sanctions qui n’impliquent pas le recours à la force armée. Visant à isoler un État ou des individus à la tête de celui-ci au plan économique ou politique par exemple, ces mesures peuvent être adoptées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies en conformité avec le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies (3). Mal calibrées toutefois, ces mesures de maintien de la paix dont le but est de faire appliquer les décisions du Conseil de Sécurité peuvent avoir un impact catastrophique à l’encontre de la population sans pour autant parvenir à contraindre l’État et ses dirigeants visés.
Le cas des sanctions appliquées à l’Irak de Saddam Hussein après la seconde guerre du Golfe est caractéristique des conséquences que peuvent avoir de telles mesures. Jumelées au programme « Pétrole contre nourriture », l’embargo économique n’a en effet eu aucun pouvoir de contrainte sur le gouvernement autoritaire en place. Au contraire, l’embargo a contribué à rendre le coût des denrées alimentaires bien trop élevé pour une majeure partie de la population (4) avec des conséquences telles que la hausse de l’insécurité alimentaire.
- Appropriation et destruction : Un autre aspect des manœuvres militaires concerne les actes de pillage et d’appropriation des moyens d’existence par les groupes armés. Bien qu’interdits par le droit international humanitaire (5) dont le contenu est reconnu par l’ensemble des États, ces dispositions sont dans la pratique souvent considérées par les groupements militaires comme de simples déclarations d’intention, dont l’applicabilité reste douteuse.
Le cas de la seconde guerre civile soudanaise (6) est à ce propos représentatif, en ce que la crise alimentaire ayant touché le Soudan de 1983 jusqu’à la mise en place de l’opération humanitaire « Lifeline » en 1989 n’est pas seulement due à la survenance de la guerre, mais essentiellement à des pratiques auxquelles se sont livrés tous les groupes armés en présence. Parmi toutes les pratiques à visée d’appropriation ou de destruction par les groupes armés soudanais, il est possible de citer la commission de pillages, la mise en œuvre de la technique de la terre brulée, la spoliation du bétail (7), ou encore la destruction des arbres et de toute végétation de taille moyenne afin de créer des zones de tir dégagées en cas d’avancée des troupes ennemies du SPLA pour que puisse être évitée toute tentative de siège (8).
- L’instrumentalisation de l’aide humanitaire : L’aide humanitaire peut également faire l’objet d’une véritable instrumentalisation, dont la finalité est le contrôle de toute ou partie d’un groupe de personnes au sein de la population. Il convient en l’espèce de nommer les pratiques du régime marxiste du Derg en Éthiopie lors de la famine de 1983-1984. En effet, ce dernier n’a pas hésité à instrumentaliser l’aide humanitaire internationale, afin d’une part de la détourner au profit de l’armée, mais également à des fins de déplacements forcés des populations (9), en parfaite illégalité avec le droit international humanitaire (10).
D’autres États africains, marqué par l’autoritarisme et/ou les conflits armés se sont également illustrés en matière d’instrumentalisation de l’aide humanitaire, tels que la Somalie, le Libéria ou le Soudan du Sud. Accaparée par les chefs de guerre afin d’asseoir leur pouvoir à l’échelle communautaire, les organisations humanitaires risquent pour leur part des représailles voire l’expulsion si elles refusent de se soumettre à ces exigences (11).
Ces manœuvres militaires sont la caractérisation même de la faim utilisée comme arme de guerre. La dernière campagne d’Action Contre la Faim, #StopHungerCrime, tente d’ailleurs d’alerter l’opinion publique en pointant directement du doigt cette pratique.
Les crises alimentaires – ou de la crainte de leur survenance – vues comme un instrument de contrôle peuvent également être analysées sous l’angle de la théorie dite de l’élargissement de l’espace vital des États. Cette idée a notamment été théorisée par l’Allemagne du IIIème Reich sous le vocable de Lebensraum, selon laquelle la volonté expansionniste du régime était justifiée par des motifs de survie du peuple allemand, notamment en termes de sécurité alimentaire (12). Avec toutes les précautions d’usage qu’il convient de prendre, il serait dès lors possible d’envisager un parallèle avec les volontés expansionnistes de l’actuelle Russie, en particulier depuis son soutien armé aux séparatistes de la région Est de l’Ukraine, considérée comme le panier à grain de l’Europe.
Dans une autre mesure, il conviendrait également de s’interroger si les accaparements de terre tels qu’observés durant la dernière décennie ne seraient pas susceptibles de constituer une forme de contrôle par un État (dit accapareur, tels que la Chine ou les Pays du Golfe) envers un autre État (accaparé), exposant ce dernier à un risque de crise alimentaire en cas de survenance d’un choc (économique, climatique) source d’éventuelles instabilités sociopolitiques. Il est intéressant de noter que ce mouvement d’expansion est justifié par les intéressés comme étant le gage de la sécurité alimentaire et donc de la stabilité sociopolitique au sein de leur territoire, mais que celui-ci se fait au détriment des États faisant l’objet de telles pratiques (qu’ils soient conscients ou non de l’impact que de tels choix peuvent avoir à plus long terme). L’exemple le plus caractéristique d’accaparement de terre aboutissant à une véritable résurgence d’instabilité reste sans conteste la tentative de vente de plus d’un million d’hectares de terres arables par le gouvernement malgache à la société sud-coréenne Daewoo en 2008. La vague de protestations qui s’étendit dans tout le pays ira jusqu’à provoquer l’annulation de cet accord et l’abandon du pouvoir par le Président Ravalomanana.
« Des régimes n’hésitent pas à favoriser leur armée en matière d’accès aux denrées alimentaires, même en période d’insécurité alimentaire généralisée »
User de la vulnérabilité alimentaire de la population peut également être une manière pour certains gouvernements de s’assurer de la continuité de leur pouvoir. En d’autres mots, certains dirigeants sont en effet tentés de manier l’arme alimentaire de manière à garantir la docilité du peuple. Ces manœuvres peuvent prendre diverses formes.
Dans certains États d’Afrique tout d’abord, des régimes n’hésitent pas à favoriser leur armée en matière d’accès aux denrées alimentaires, même en période d’insécurité alimentaire généralisée. De cette manière, les gouvernants se prémunissent – à tout le moins sont amenés à le croire – que garantir la sécurité alimentaire de leur armée permet d’assurer la pérennité de leur pouvoir contre toute tentative de renversement armé. Après tout, Napoléon n’avait-il pas affirmé qu’une « armée marche à son estomac » ? Inversement, il n’est pas rare d’observer dans ces États des militaires s’en prendre à la population civile et à leurs moyens d’existence lorsque ceux-ci voient leur salaire retardé.
Toujours en Afrique, au Zimbabwe précisément, le régime de Robert Mugabe est allé jusqu’à punir et priver d’aide alimentaire tout groupe de personnes considéré comme étant en opposition avec le parti au pouvoir, le ZANU-PF. Cela a été le cas pour les régions votant majoritairement pour le parti d’opposition (13).
« La Corée du Nord s’est déjà servi de la famine en conditionnant l’entrée d’organisations d’aide humanitaire contre l’allègement de sanctions »
En Corée du Nord, il n’est pas inutile de citer que le régime s’est déjà servi de la famine en conditionnant l’entrée d’organisations d’aide humanitaire contre l’allègement des sanctions à son égard (14). Autre exemple, lors de la campagne électorale de 1998 en Indonésie, le parti au pouvoir (Golkar Party) n’a pas hésité à recourir à des pratiques dites de « food politicking », c’est-à-dire effectuer des dons de nourriture dans le but d’obtenir des voix (15). De la même manière en Égypte, le parti Al-Nour est également soupçonné d’avoir eu recours à de telles pratiques au travers de la distribution de « colis d’assistance » en amont des élections (16).
Enfin, impossible de ne pas également pointer du doigt l’usage de rhétoriques populistes mobilisatrices en lien avec la sécurité alimentaire de l’ensemble de la population, comme cela a été plusieurs fois le cas dans des États tels que le Sénégal. Alors que le monde rural est souvent désigné par l’élite politico-urbaine comme étant un frein à l’avancement, celle-ci n’hésite pas en période de troubles économiques ou à l’approche d’échéances électorales à flatter les paysans ou invoquer de grands plans de réforme. Il est possible de se souvenir de la « Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance » (GOANA) lancée en grande pompe par le président sénégalais Abdoulaye Wade en avril 2008…dans le but, sans le moindre doute, de désamorcer au maximum toute manifestation violente contre la hausse des prix alimentaires. Dans le même temps, des pays comme le Cameroun, l’Égypte et le Burkina Faso étaient secoués par des mouvements de protestation (17).
(1) Siège de Sarajevo – 20 ans après, UNHCR, 3 juin 2012.
(2) Syrie : Siège et famine à Madaya, MSF, 8 janvier 2016.
(3) Charte des Nations Unies, Chapitre VII, Article 41.
(4) DeRose L., Messer E., and Millman S. (1998), Who’s hungry? And how do we know? Food shortage, poverty, and deprivation, United Nations University Press.
(5) Le Droit international humanitaire applique une protection aux biens alimentaires, considérés comme indispensables à la survie des populations, ainsi que pour l’aide humanitaire destinée à la population lorsque ces biens font défaut. Voir Protocoles additionnels de 1977 (Articles 54.2 et 54.4 du Premier Protocole additionnel, article 14 du Second Protocole additionnel).
(6) La Seconde guerre civile soudanaise s’est étendue de 1983 à 2005, et a opposé́ le gouvernement central du Soudan aux troupes séparatistes du sud menée par l’Armée Populaire de Libération du Soudan (Sudan People’s Liberation Army ou SPLA). Le conflit s’est soldé par la proclamation de l’indépendance du sud du pays le 9 juillet 2011 après qu’il ait été́ convenu de l’organisation d’un référendum d’auto-détermination lors de la signature de l’accord de paix le 9 janvier 2005 à Nairobi.
(7) Johnson D. (2011), The root causes of Sudan’s civil wars : Peace or truce, p.68, James Currey.
(8) Daly M.W., Sikainga A.A. (1992), Civil war in the Sudan, p.167, British Academic Press.
(9) Jean F. (1986), Ethiopie, du bon usage de la famine, Médecins Sans Frontières.
(10) La quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre instaure également la règle du « libre passage de tout envoi de vivres indispensables » aux populations (Art. 23). À cette fin, la Convention précise que l’Etat doit « [faciliter] dans toute la mesure de ses moyens » les actions de secours au profit de la population (Art. 59), lesquelles peuvent notamment porter sur l’apport de vivres en cas de pénurie alimentaire, en ne retardant d’aucune manière leur acheminement et leur délivrance mais également et surtout en les protégeant (Art. 59 et art. 70.2 + 70.4 du Premier Protocole additionnel).
(11) Janin P., « Faim et politique : mobilisations et instrumentation », Politique africaine,2010/3 (N° 119), Editions Karthala.
(12) Brinkman HJ. and Hendrix C.S. (2011), Food insecurity and violent conflict : causes, consequences, and adressing that challenges, World Food Programme.
(13) Quand l’aide alimentaire devient une arme politique, RFI, 15 décembre 2002.
(14) Food Security and Political stability in the Asia-Region Seminar, Asia-Pacific center for security studies, 11 septembre 1998.
(15) Food May Become Political Weapon at Election Time, South China Morning Post, 20 octobre 1998.
(16)The Salafi Nour Party In Egypt, Al Jazeera, 10 avril 2014.
(17) Janin P., « » Le soleil des indépendances (alimentaires) » ou la mise en scène de la lutte contre la faim au Mali et au Sénégal », Hérodote, 4/2008 (n°131), p. 92-117.
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